un cri dans la nuit

in #histoire7 years ago

La nuit n’allait pas tarder et l’appel à la prière, l’adhan, résonnerait du haut des minarets de la ville.

L’appareil à musique posé au coin du comptoir proposait « Allah Almahaba » d’Izenzaren, un groupe du Souss dont c’était son morceau préféré et il avait du mal à s’expulser de son tabouret.

Comme en témoignaient les bouteilles vides de Stork posées devant lui, elles étaient sorties lorsque payées, pour la confiance. Et puis comme ça, en arrivant, tous savaient ce qui était bu... et il y avait passé une bonne partie de l’après-midi dans la « fosse », comme on appelait ce bar, cet abreuvoir à bières plutôt, situé au sous-sol d’un hôtel à l’architecture post coloniale.

Vieillot, avec la déco qui va avec. Du moins pour le grand hall de réception bien rétro et les salles de l’étage couvertes de fresques en relief peintes par un artiste de passage. Parce que côté la fosse, la déco, encore plus que minimaliste.

Rien.

Des tables basses en ferraille à peine forgée, des bancs en béton garnis de faillis matelas en mousse figurant des banquettes. Quelques tabourets et ampoules dans les coins. Les caisses de bière empilées dans une petite pièce adjacente au comptoir. C’est tout ce que l’établissement proposait, de la bière. Trois marques.
Surtout beaucoup de fumée et l’odeur qui va avec lorsque on y pénétrait par des escaliers depuis le hall. Vapeurs de clopes, de joints et de sebsi de kif auxquelles se rajoutent celles des bières régulièrement renversées par des mains déjà trop ivres. Sans parler des toilettes toujours ouvertes.

Justes deux petites fenêtres pour l’aération, une porte sur la rue toujours fermée. Il ne fallait pas que les gens voient, même si tout le monde savait que pour boire, c’était là que ça se passait. Une marque de respect envers cette tolérance marocaine pour la consommation d’alcool. Unique dans un pays musulman.
Sordide à souhait, le rade. Mais c’était central, en face du jardin public, à deux pas du souk et des grands taxis collectifs. De toute façon il y en avait qu’un seul, de bar. Alors...

Et puis, il aimait bien cette ambiance indéfinissable, un peu glauque et étrange.

Il y avait beaucoup appris sur les djinns, ces créatures habitant aussi bien les déserts que les points d’eau et les forêts, se changeaient parfois en animaux, en serpents souvent. Mais il ne voulait par y accorder trop d’intérêt devant ses amis, pas plus qu’à Aïcha Kandicha, cet être à double facette, aussi cruelle que sensuelle envers la gent masculine à qui la nuit, au détour d’un sentier, elle faisait payer ses abus. Et puis les jnoun maléfiques qui prenaient possession des hommes et des animaux...

Selon les légendes. Si légendes il y avait.

Des serpents qui parlent... Ses hallucinations, de plus en plus fréquentes, surtout la nuit dans la palmeraie, lui revenaient en mémoire. Fallait qu’il arrête la bière... et les joints.

Il finit sa Stork, écrasa le mégot du pétard, paya et sortit de la fosse après avoir fait ses adieux à la belle et souriante serveuse tout en culpabilisant de l’avoir ouvertement draguée, d’avoir trop bu, fumé. Une fois de plus il allait se faire engueuler. Les femmes berbères, particulièrement la sienne trouvait-il, avaient un détecteur d’alcool incorporé dans les narines.

Titubant un peu, assis pourtant ça allait, il pressait le pas. Il ne voulait pas traverser la palmeraie la nuit. Si les chiens errants, à moitié sauvages, avaient peur de l’homme la journée, la nuit, en meute, c’était autre chose. Et puis les serpents...

Il parcourut plus ou moins rapidement l’avenue qui menait à la sortie de la ville et constata en franchissant le pont que le soleil commençait à fuir derrière les montagnes. Dommage, il ne pourra pas contempler ce jeu de lumières et de couleurs changeantes dont les derniers rayons nimbaient magiquement l’ocre des flancs de l’Atlas dans les dernières et fugitives lueurs d’un après-midi qui disparaissait.

Il distinguait encore le patchwork des parcelles de luzerne et de maïs bordées par-ci par-là de bosquets de dattiers surpassant des figuiers ou des abricotiers. Plus surprenant, des lumières brillaient à l’orée de la palmeraie, bougeaient un peu, semblaient guetter, attendre, toutes proches du chemin qu’il devait prendre... Putains d’hallus !

L’eau courait à vive allure dans l’étroite targwa qui bordait le sentier non moins étroit qu’il avait emprunté. Les feuillages des bouleaux et des roseaux qui bordaient la rivière ondulaient doucement sous l’emprise de la légère brise qui balayait l’exubérante végétation estivale de la palmeraie.

Quelques ruines d’une vielle maison en pisé attestaient la présence ancienne d’habitations à même les jardins malgré les violentes crues, rares certes, mais néanmoins destructives de l’asif.

Des chiens hurlaient, le bois d’oliviers qu’il traversait était sombre, trop sombre malgré la lumière lunaire.
La pleine lune, les jnoun maléfiques.

Les lumières aperçues l’encerclèrent. Les branches frissonnantes, les oliviers semblaient bouger et les djinns rire dans les pierres.

Les chiens s’étaient approchés, les jnoun luisant funestement dans leurs yeux.

Des serpents ondulaient sur le sentier en sifflant de leurs langues fourchues.

Derrière eux une silhouette s’éleva, ricanant. Nimbée d’une pâle lumière elle souleva son voile de ses doigts étrangement effilés, alternant le visage anxieux de sa femme avec celui de la pulpeuse serveuse qu’il avait taquinée entre bières et joints.

Il s’enfuit en hurlant, courut sans prendre garde.
Devant lui s’ouvrait le noir précipice de la falaise.

Un cri dans la nuit
s’écrase sur les rochers
une femme pleure.

Joyeux sont les jnoun
Aïcha Kandicha se gausse
La serveuse aussi.